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VOIX DE FEMME : Entre traditions et modernités ; Hana Malha à cœur ouvert

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Ingénieur de formation, diplômée dans le domaine des réseaux et télécommunications, Hana a débuté sa carrière dans le domaine de l’infrastructure et du datacenter. Elle s’est intéressée à la particularité des fermes de calcul intensif ( appelé aussi calcul à haute performance ou HPC pour son acronyme anglais). Elle a passé les six dernières années à travailler sur l’optimisation de l’infrastructure nécessaire à l’entraînement des modèles d’intelligence artificielle (IA). Elle s’est intéressée aux dessous des algorithmes mis en oeuvre pour l’apprentissage par la machine. L’intérêt et l’amour qu’elle porte aux mots, à l’écriture et à l’expression artistique la poussent à questionner le fondement de l’anthropomorphisation des machines dotées d’algorithmes classés dans la catégorie d’IA.

Fredhy-Armel BOCOVO (Coll)

À ma Mi Lalla ( grand-mère en dialecte marocain),

« À n’importe quelle question qui te bloque, ma petite fille, tu trouveras une réponse dans le dictionnaire ».

Ton âme Mi Lalla porte sûrement encore cette conversation en souvenir éternel d’un moment terrestre, où tes petites filles trainaient le pas face à un devoir-maison qui ne se laissait pas faire. Le souvenir d’une conversation que tu voulais des plus sérieuses, et qui nous faisait pouffer de rire avec ma soeur. Loin de nous l’intention de nous moquer, nous riions comme on pouvait le faire face à un enfant qui allège l’atmosphère lourde de la vie des grands par sa candeur.

J’aimais ton attitude pure et sincère; un ton posé, une femme d’une classe extrême, la classe de toutes ces dames que l’analphabétisme n’a jamais privé d’un charisme hors pair.

Mais quelque chose me disait que, malgré tout cela, tu ne pouvais pas comprendre. Malgré ta volonté d’être de bon conseil, il me serait laborieux, ou tout bonnement inutile, de t’expliquer pourquoi le dictionnaire ne pouvait pas résoudre mon problème de sciences.

La vie a voulu que je quitte le Maroc, ce pays où je suis née, et où avant de partir, je t’ai vue à l’œuvre, femme au foyer, à la tête d’une fourmilière qui, au-delà de tes onze enfants et de mon grand-père (paix à son âme), accueillait à la suite, et de manière non exhaustive, les marmots des voisins, les neveux et nièces, le jardinier et sa famille, et un groupe de renfort qui t’aidait à gérer cette entreprise d’une main de fer. Là aussi, je dois avouer que l’admiration pour cet exploit peinait à effacer en moi un rêve profond d’une libération de la femme de cette condition -disons- …particulière.

Je ne nierai pas l’injustice que je trouvais à laisser un poids si lourd sur le dos des femmes, des ouvrières dont le labeur n’avait pas d’horaires, pas de salaires. Elles commençaient aux aurores et finissaient englouties dans la torpeur. J’ai grandi avec une révolte silencieuse face à cette condition qui fend le cœur, face au manque de reconnaissance pour tout engagement qui ne ferait pas franchir à une femme la porte de sa demeure.

J’ai quitté mon pays pour étudier dans les grandes écoles, pour m’instruire, pour faire carrière. J’ai étudié les sciences, sans dictionnaire, j’ai travaillé pour des grandes entreprises, plus grandes (du moins en effectif) que la tienne grand-mère, et je suis devenue ce que le monde moderne appelle une femme ‘active’. Des conférences, des voyages, des projets d’envergure… une femme d’affaire comme dirait dans sa taquinerie mon petit frère.

Entre le calcul à haute performance et l’intelligence artificielle, perchée sur un point culminant des avancées technologiques, j’ai la chance de voir un bout de l’avenir, et paradoxalement, il demeure si peu clair. Comme si la précision chirurgicale des sciences me brouillait la vue.

Lorsque dans mon domaine de travail, on me parle d’intelligence, d’autonomie, de créativité, et tant d’autres caractéristiques humaines, offertes sans prologue à la machine que je manipule, je ne comprends plus. Je ne suis plus sûre de savoir ce que je savais, et tu ne me croirais pas grand-mère si je te disais que mon réflexe premier est de consulter le dictionnaire, chercher les mots et m’attacher à la base, aux prémices de fondements que procurent ses définitions.

Tu avais raison, car si la vérité sort de la bouche des enfants, la sagesse émane de la mémoire des grand-mères. Tu avais raison car beaucoup de choses se cachent entre les lignes d’un dictionnaire. On peut faire de belles carrières, être à la pointe des avancées diverses, sans empêcher les vérités primaires de nous rire au nez, cachées juste là, à notre portée, lovées dans une définition à la fois innocente et puissante qui remet les pendules à l’heure.

Ton souvenir, grand-mère, m’apprend que contrairement à la science, la sagesse n’est pas une discipline qu’on apprend sur les bancs de l’école. Je fais donc de toi, au moins le temps d’une lettre, l’égérie des sagesses marocaines.

Quelque chose dans ces sagesses remodèle mon rapport au savoir. Là où mon parcours occidental a mis l’accent sur le palpable, mesurable, quantifiable, efficace, rentable… les sagesses de mes racines m’éveillent au pluridisciplinaire. Il n’est pas question de se cantonner à un titre, un domaine précis, à une vie disciplinaire. D’ailleurs dans ton monde, les titres et les spécialités n’existaient pas. Tu étais psychologue, boulangère, médiatrice, cuisinière, chef de projet, tu touchais à tout ce qui servait la mission que tu t’étais donnée, une mission de vie, une mission de guerrière. Les femmes et hommes africains sont porteurs silencieux de cet héritage, de cet apport révolutionnaire qu’il serait bon de transmettre pour réconcilier l’Homme dans son entièreté avec le savoir, pour transformer la fabrique de l’Homme efficace en celle de l’Homme sage.

Dans ton souvenir résonne l’importance de ce qui est au-delà des sens: les valeurs familiales, le sens de l’entraide, de la solidarité dans la précarité, et tant d’autres choses. J’en veux pour témoin la condition des personnes âgées entre les cultures africaines et les cultures occidentales. Quand chez les uns la valeur de l’Homme s’évalue à sa sagesse, et l’attention qui lui est portée est à mesure de sa fragilité physique avec l’âge, chez les autres le poids des hommes est leur contribution palpable, mesurable, quantifiable, efficace, rentable… faisant basculer un être de manière binaire d’un statut de citoyen actif vers un statut de fardeau.

Triste réalité,  Mi Lalla !

Je suis reconnaissante que tu aies vieilli honorée, et que tu sois partie la tête haute, loin de cette vision pervertie de la valeur des hommes.

Je suis reconnaissante que tu te sois éteinte portée par les sagesses dites et non dites de tes racines et des miennes.

Ton souvenir, grand-mère, me rappelle que même si ta vie, comme celle de nombre de grand-mères africaines,  n’a pas été active au regard des standards modernes, tu n’en étais pas moins libre, car seul un cœur libre pouvait savoir que tout commençait par un dictionnaire. Avec toutes ces grand-mères, vous avez servi vos foyers, et même si ce travail n’a pas toujours été reconnu par certains hommes, d’autres ont su jouer un rôle complémentaire, qui vous a permis de faire éclore une belle descendance.

Après dix-huit années passées en dehors du Maroc, je ne suis plus sûre d’attribuer la liberté de la femme au mode de vie occidental, puisqu’il me semble que la course à l’égalité y a pris le dessus sur l’équité. Et peut-être que les hommes africains, et que les femmes africaines gagneraient davantage à traiter les dérives de leurs traditions autrement qu’en important des modèles étrangers à leurs systèmes de valeur.

Grand-mère, tu m’as libérée des branches que je prenais pour des racines. Alors aujourd’hui je m’enracine dans tes sagesses, des racines marocaines, africaines, pour ne pas vaciller à la moindre brise

 Je m’entraîne dans des racines qui ne sont pas parfaites, mais qui ont le privilège de préserver l’essentiel; des racines qui, au nom de l’amour inconditionnel, laissent leurs enfants partir pour mieux revenir.

Avec tendresse,

Ta petite fille,

Hana

5 Commentaires

  1. Très émouvant et à la fois percutant tant ce texte met en lumière une réalité que le monde moderne veut négliger…

  2. Très émouvant et à la fois percutant tant ce texte met en lumière une réalité que le monde moderne veut négliger…
    Bel hommage et bel référence

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