Et si le simple fait d’avoir ses règles suffisait à se sentir coupables ? Pour beaucoup d’adolescentes, le silence imposé autour des menstruations engendre anxiété, isolement, voire perte de confiance en soi. Rachel Yabi, psychologue clinicienne et spécialiste en santé mentale, décrypte les raisons pour lesquelles les règles restent un sujet tabou, et les impacts profonds de cette stigmatisation sur la construction de l’identité féminine.

D’un point de vue psychologique, comment expliquer que les menstruations soient encore perçues comme un sujet honteux ?
La honte liée aux menstruations s’explique par des représentations culturelles anciennes qui les associent à quelque chose de sale, d’impur ou de gênant. Cela crée un conditionnement psychologique et social dès l’enfance : les filles comprennent très tôt qu’il faut cacher ce phénomène naturel. Dans les religions judéo-chrétiennes comme dans certaines religions endogènes, la femme en menstruation est exclue de certaines tâches, car elle est perçue comme impure. De ce fait, elle n’a pas le droit de cuisiner et est même tenue à l’écart de son mari jusqu’au terme de cette période. Ces situations génèrent une culpabilité intériorisée, comme si le corps féminin était en lui-même honteux. Par ricochet, les règles deviennent un sujet qu’on tait, qu’on cache, alors qu’elles sont parfaitement naturelles.
Quels effets ce tabou peut-il avoir sur la santé mentale des adolescentes ?
Les effets sont nombreux. Le tabou peut engendrer de l’anxiété, du stress, la peur d’être jugée ou moquée, surtout en cas de fuite ou d’odeur. Cela fragilise l’estime de soi et peut mener à un isolement social. Certaines adolescentes évitent même d’aller à l’école pendant leurs règles en raison de la honte. Ce silence empêche aussi une bonne éducation sur le corps, ce qui favorise les fausses croyances et rend les jeunes filles plus vulnérables émotionnellement. Et sans éducation sur le corps, il ne peut y avoir de véritable éducation sexuelle. Cela peut mener à des grossesses précoces et à d’autres conséquences graves.
Peut-on parler d’une forme d’oppression intériorisée liée aux règles ?
Oui, il y a une oppression intériorisée. Elle se manifeste quand les femmes adoptent inconsciemment les normes sexistes, croyant qu’il est normal de se cacher ou de se taire. Ce mécanisme inconscient alimente les inégalités de genre et freine l’expression libre du vécu menstruel. Prenons l’exemple des dysménorrhées : peu de femmes au travail osent dire qu’elles en souffrent et demandent une permission quand c’est insupportable. Elles trouvent d’autres excuses, comme “j’ai mal à la tête” ou “j’ai une urgence familiale”. Cela traduit une auto stigmatisation : elles intègrent le regard négatif de la société sur la menstruation, donc sur leur propre corps.
Quel est l’impact du regard social sur la construction de l’identité féminine ?
Il est immense. Une fille qui grandit dans un environnement où les règles sont taboues et où elle est exclue ou gênée pendant cette période, finira par associer sa féminité à la honte et au silence. En effet, si elle est ignorée ou moquée, cela affectera son estime de soi, son rapport à son corps, sa confiance en elle. Cependant si on lui montre que c’est un phénomène naturel, qu’elle reçoit les soins et l’amour nécessaires pendant cette période, elle l’intégrera positivement. Elle se sentira choyée et valorisée. Le regard social a donc un retentissement significatif sur l’identité des jeunes filles.
Ce silence peut-il générer anxiété, isolement ou troubles de l’image de soi ?
Absolument. Le non-dit crée une charge mentale. Les adolescentes peuvent ressentir une peur constante du jugement, de la moquerie, ce qui favorise l’isolement, les troubles de l’image corporelle, et parfois même la dépression. Et ces adolescentes sont les femmes de demain. Il est donc urgent de briser ce silence.
Existe-t-il une différence dans la manière dont les générations abordent les règles aujourd’hui ?
Oui, la différence est nette et encourageante. Les jeunes générations, grâce aux réseaux sociaux et aux programmes d’éducation sexuelle, commencent à briser certains tabous. Mais cela dépend encore du contexte familial, culturel, religieux. Dans certains milieux, le discours reste encore fermé et les normes traditionnelles persistent. Malgré cela, l’élan de changement est visible.
Quels sont les freins à une parole libre autour des menstruations ?
Ils sont multiples : les tabous culturels et religieux, la pudeur excessive, le manque d’éducation menstruelle à la maison et à l’école, la peur du regard des autres, notamment des garçons. Il y a aussi le déni des douleurs menstruelles, qui ne sont pas encore reconnues comme un véritable problème de santé. Tout cela empêche une parole libre et décomplexée.
Comment accompagner les jeunes filles (et les garçons) vers une compréhension apaisée et décomplexée du cycle menstruel ?
Je pense à une expérience vécue en milieu scolaire. Lors d’une intervention sur la sexualité, j’ai proposé aux élèves d’écrire anonymement leurs questions. Une fille a écrit : “S’il vous plaît, aidez-moi à calculer mon cycle mais je ne veux que personne sache que cette question vient de moi. Je ne sais pas comment faire.” Cela m’a bouleversée. Ce sont des élèves de terminale ! J’ai donc introduit la partie sur le calcul des cycles comme s’il était prévu dans ma communication et beaucoup de filles sont venues me poser des questions discrètement, pleines de timidité. Cela prouve qu’il faut créer des espaces d’écoute bienveillants, organiser des ateliers mixtes dès l’école primaire, et surtout, normaliser les conversations autour du corps. Il faut inviter des psychologues à intervenir en milieu scolaire, pour parler simplement et sans honte de ces sujets.
Quel rôle l’école et la famille peuvent-elles jouer dans la prévention du mal-être lié à ce tabou ?
Un rôle fondamental. La famille est le premier milieu de socialisation de l’enfant. Elle doit rassurer, informer, valoriser le corps féminin au lieu de l’associer à la honte. L’estime de soi se construit dès l’enfance. L’école, deuxième milieu de socialisation, peut introduire des cours d’éducation à la santé sexuelle et reproductive, intégrant sans tabou les cycles menstruels. C’est en agissant dès le jeune âge, dans ces deux espaces, que l’on pourra enfin briser le tabou autour des menstruations et le bien être mental des filles et des femmes.
Propos recueillis par Samirath MOUMOUNI