
La tentation de décliner l’offre d’écrire quelques colonnes sur mon jeune frère de tata et camarade de parti Yves Kouaro était forte. Parce que, raconter l’histoire de sa vie à peine cinquantenaire mais qui s’est arrêtée trop tôt à Badékparou le jeudi 20 février 2025 comme celle d’Abdoulaye Issa il y a 48 ans à Sèto, serait risquer de paraître narcissique. Car en passant l’arme à gauche, mon cadet de deux ans à qui tout me lie, m’aura manqué du respect comme jamais de son vivant, en m’ordonnant de l’au-delà de porter témoignage de lui. Il avait pourtant presque fini de réaliser le rêve de Papa Robert Chabi.
Nos parents agents du développement rural, enseignants, agents de santé et forces de sécurité, étaient de ces fonctionnaires d’État auxquels le régime naissant du Gouvernement militaire révolutionnaire (Gmr) apprenait à être et à se sentir « chez eux », partout au Dahomey d’après 1972. Ce n’était donc pas surprenant que l’Agent
technique du développement rural (Atdr) Robert Chabi, après toutes ses pérégrinations dans le pays, eût finalement choisi Parakou pour sa retraite et pour le repos de son âme, sans que Maman Bernadette n’en soit native. Il était lui originaire de Kouayôti, de notre collectivité des Kouaro à Taïacou, dans la Commune de Tanguiéta ; et elle, de Tantéga dans la Commune de Matéri. Après leur aîné Rodrigue et leur cadette Pauline, c’est à Tanguiéta que naquit le troisième enfant et deuxième garçon de la fratrie des Chabi, le 19 mai 1973 alors que le couple vivait à Cobly où il fut baptisé chrétien catholique le 22 décembre de la même année par le Révérend Père André Guillard, sous le prénom de Yves. Mais les deux parents avaient un plan spécial pour leur fils. Lui-même de patronyme ʺChabiʺ c’est-à-dire ʺdeuxième garçonʺ, Papa Robert ne laissa pas son ʺChabiʺ à lui se faire appeler ʺChabi Chabiʺ, mais il lui donna pour tout prénom africain, le titre du gardien des traditions de notre tata, communément appelé Roi de Taïacou : Kouaro. C’était donc parier sur l’avenir de Yves que de lui faire porter dès sa naissance, le titre du
chef de toute notre collectivité et de l’engager ainsi à être le finisseur des desseins que son père n’aurait pas pu accomplir, notamment au plan politique. Car en effet, l’homme était d’un engagement révolutionnaire qui fit de lui, le Chef de District de Bembéréké puis celui de Karimama. C’était donc bercé dans la famille Chabi, au rythme de l’engagement professionnel d’un fonctionnaire du développement rural, de la douce chaleur d’une mère-nounou et des nominations en conseil des ministres des mercredis, que grandit le jeune Yves Kouaro entre berceau, école de base (primaire), enseignement moyen général (secondaire) avant d’obtenir son baccalauréat littéraire au Lycée Mathieu Bouké de Parakou.
De l’étudiant militant au greffier de l’éducation
Le bachelier entra à l’Université nationale du Bénin (ex-Unb) et s’inscrivit à la Faculté des sciences juridiques, économiques et politiques (ex-Fasjep). Durant sa vie estudiantine, il coupla sa formation avec un engagement au sein du Front des étudiants pour le développement du Nord (Freden) créé en 1992 et héritier de l’ex-Front d’action commun des élèves et étudiants du Nord (Faceen), fondé en 1972 par feu Abdoulaye Issa qui regroupait les étudiants de vingt-sept communes de la partie septentrionale du Bénin en formation dans toutes les universités du pays. En sa qualité de président de l’Association des étudiants ressortissants de Tanguiéta comme son feu père présida celle des ressortissants de l’Atacora à Parakou, Yves Kouaro Chabi fut élu lors de l’assemblée générale tenue à Kandi, organisateur du bureau du Freden pour la mandature 1996-1998 ; puis à celle de Kouandé comme secrétaire général pour la mandature 1998-2000. Une expérience qu’il partagea avec les présidents Victor Dagnon, ancien député et ancien maire de Ouassa-Péhunco ; Orou Bagou Orou Chabi, Directeur général de l’Agence nationale pour la transfusion sanguine ; et entre autres compagnons, le Maire de Malanville Gado Guidami et Justin Natta, en service à la cellule de suivi d’exécution des projets routiers au ministère du cadre de vie et des transports chargé du développement durable. Avec eux, ils furent les chevilles ouvrières du front estudiantin septentrional, tout en se préparant à divers engagements politiques.
L’étudiant en droit après sa maîtrise acquise, signa en 1999 son entrée dans la fonction publique béninoise par un bref passage de trois mois à des fonctions auxquelles il s’était pourtant préparé quatre ans durant, celles de greffier près le Tribunal de Première Instance de Kandi, avant de virer au secteur de l’éducation qu’il ne quittera plus. D’abord à la Direction des Ressources humaines de l’ancien Ministère de l’éducation nationale de la recherche scientifique (Menrs) ; ensuite à partir de 2007 en qualité de Directeur des Ressources humaines et du Ministère de l’enseignement secondaire et de la formation technique et professionnelle pendant neuf ans, expérience qu’il confirma par une maîtrise en ressources humaines au Canada et un master en sciences de l’éducation aux Usa ; et enfin, dès mars 2017, à la présidence de la République en tant que cadre à l’unité présidentielle de suivi des projets pendant quatre ans, avant d’être nommé au sein du gouvernement en mai 2021, par le président de la République Patrice Talon qui venait de se voir renouveler son magistère pour cinq ans. Il remplaça au poste de Ministre des enseignements secondaire, technique et de la formation professionnelle, son camarade de parti à l’Up le Renouveau, Kakpo Mahougnon.
ʺOka yaama saamalaʺ
Je me souviens de cette matinée d’harmattan de janvier 2019 que j’étais allé passer avec notre feu ancien gardien des traditions Dogo Kouaro XII, en compagnie de notre oncle Minmenton Florentin. Le Roi parlait de la difficulté qui allait être la sienne pour la première fois, à l’occasion de la campagne pour les élections législatives de mars 2019, lui qui recevait habituellement tous les candidats de tous bords politiques. Son dilemme était d’avoir lui-même dans sa maison, deux camps qui allaient s’affronter dans les Tatas des Kouaro. En effet, quelques semaines plus tôt venait d’être créée l’Union progressiste dont j’étais membre du Bureau politique
aux côtés du député Domitien Nouémou de Cobly, cousin maternel de Papa Robert Chabi et donc oncle de Yves qui, bien qu’étant en service à la présidence de la République, était à l’époque déjà actif sur le terrain pour la cause de l’ex-Udbn dont il était membre. Dans le contexte de l’indisponibilité qui frappait Antoine
Dayori, feudataire politique attitré de la commune de Tanguiéta, rien ne pouvait arrêter l’engagement de Yves Kouaro et surtout pas une offre pressante d’adhésion à l’Up où le risque pour lui était trop grand de venir jouer les seconds rôles. Le chef Kouaro nous lâcha « Oka yaama saamala ! » pour compter sur la sagesse et la pondération du présumé futur candidat qui resta fidèle à l’Udbn ; et pour exprimer sa foi que nous arriverions à nous entendre. Heureusement, les mânes des ancêtres furent avec nous. La guerre n’eût jamais lieu puisque l’Udbn ne fut jamais qualifiée à participer aux législatives de 2019. Au sortir de ces dernières qui consacrèrent le monopole de l’Up et du Br sur l’Assemblée nationale du Bénin et dans la perspective des élections communales de 2020, le discours politique ambiant se décrispa dans la troisième circonscription électorale et la fenêtre d’Overton du moment facilita l’adhésion de Yves Kouaro Chabi à l’Up sous le patriarche Bruno Amoussou. Il fut positionné en tête de liste pour l’arrondissement de Taïacou avec l’ambition personnelle affichée de briguer la mairie de Tanguiéta. Mais avec la Loi n°2020-13 du 04 juin 2020 portant interprétation et complétant la Loi n°2019-43 du 15 novembre 2019 portant code électoral, le maire ne sortit pas d’un vote au sein du Conseil communal mais d’une désignation par l’Union progressiste, venue en tête des élections dans la commune. Élu dans notre arrondissement de Taïacou, le conseiller Chabi n’eût pas la préférence du parti en 2020 pour la mairie mais gagna plutôt celle du président de la République Patrice Talon, suite à sa reconduction au palais de la Marina au terme de la présidentielle de mai 2021. Désormais ministre au sein du gouvernement, il s’engagea à corps perdu et sans compter de ses ressources dans le travail d’enracinement de l’Up qui devint Up le Renouveau en 2022, sous le président Joseph Djogbénou après la fusion avec l’ex-Prd.
Une étoile dans le ciel
Jeudi 20 février 2025. Je venais de sortir d’une soirée de débat organisée par
l’Institut des artisans de justice et de paix (Iajp) au Chant d’Oiseau et j’étais dans l’autobus pour Parakou où je devais prendre part le vendredi matin à la prière musulmane organisée par l’Up le Renouveau à la mosquée centrale de Yarakinnin. Mais après le Chant d’Oiseau, c’était plutôt des cris de hiboux qui s’enchaînaient dans mon téléphone. Des messages annonçaient en cascade, la funeste nouvelle de l’accident de Badékparou. Le plus dur était d’avoir à confirmer à tous ceux qui m’appelaient ou m’écrivaient de Tanguiéta, de l’Atacora, du Bénin, d’Afrique, et d’Europe que c’était faux, moi qui ne savais rien. Car personne ne voulait qu’elle fût vraie. Ce sont les premiers mots stoïques « Notre camarade Yves Kouaro a rejoint l’éternité » du message du camarade Président Joseph Djogbénou, présent sur les lieux du drame en compagnie de Madame la Vice-présidente de la République, Vice-présidente du Parti et du Trésorier général de l’Up le Renouveau, qui ont fini d’éteindre tous mes espoirs de me réveiller d’un cauchemar. Mon jeune frère venait de rejoindre notre feu Dogo Kouaro XII dont il se prénommait du titre ; et Papa Robert qui attendait son « Chabi » à Parakou où il gît depuis le 05 septembre 2007.
Pour le reste, ce serait pour moi une insipide gloriole que de chanter ou de vanter les mérites de Yves depuis ce jeudi 20 février 2025. D’autres sauraient le faire avec beaucoup plus d’intérêt d’être lus et entendus. Depuis ce funeste jeudi, les témoignages élogieux affluent de tous azimuts : de ses amis d’enfance, de ses collègues de collèges et d’université ; de ses camarades d’associations communautaires et politiques, de sa clientèle administrative à diverses positions depuis 1999, mais surtout des syndicats et des partis d’opposition. Ses congénères et partenaires retiennent de Yves Kouaro Chabi, un engagement militant très tenace et irrésistible, qu’il s’agisse du militantisme estudiantin ou du militantisme politique ; et un engagement professionnel sans réserve au service de l’État et de la République. Fort curieusement et fort heureusement pour Yves, dans de tels contextes où la compétition et la concurrence virent souvent à inimitié, tous ces souvenirs sont marqués par la reconnaissance unanime de la pondération et de la courtoisie de l’homme. Qualités qui sont confirmées dans la vie de famille de ce père de six enfants, nés de trois mères, désormais orphelins et veuves. De tous les témoignages, je retiens des plus immenses, l’hymne « Kouaro, ami, tu es là » inspiré et entonné en chœur sur la toile seulement 48 heures après Badékparou, suivi d’autres productions de nos artistes locaux ; et ceux des leaders syndicaux Noël Chadaré et mon oncle maternel Kassa Mampo dont l’extrême avarice en discours flatteurs est de notoriété publique. « Sous le choc, dévasté, triste de voir partir dans des conditions aussi horribles et tragiques… un jeune, suffisamment courtois avec ses collaborateurs et les usagers, respectueux des autres, très ambitieux, très ouvert, très à l’écoute, quelque chose va nous manquer». Une étoile nous était née.
Mais hélas, pour vite rejoindre le ciel.
Très vite et trop tôt.