Rester fidèle au génome de l’afrobeat, à la fois sur le fond et la forme, tout en étant en quête permanente de nouvelles inspirations afin de se renouveler : telle est l’équation que le chanteur et musicien nigérian Femi Kuti résout sur son nouvel album à double visage Journey Through Life.

Sur le plan chronologique, c’est un détail, qui pourrait sembler insignifiant, mais dont l’impact ne peut être complètement négligé, ou tout simplement nié : Femi a aujourd’hui passé un cap, que son illustre père considéré ad vitam aeternam comme la figure tutélaire de l’afrobeat n’a pas eu le temps de franchir. Il n’est pas question ici de musique, mais tout simplement d’âge : le fils est aujourd’hui sexagénaire et, dans une certaine mesure, il s’affranchit par ce seul fait de toute comparaison possible avec Fela, décédé à 59 ans.
Est-ce d’ailleurs parce qu’il est entré dans cette nouvelle décennie que l’aîné des héritiers revendique une approche plus introspective qu’à l’accoutumée sur son nouvel album ? L’intéressé assure que ce sont les problèmes de santé rencontrés par un de ses enfants qui l’ont mis sur cette voie qualifiée, par lui-même, de plus personnelle. Elle se reflète dans l’expression choisie pour baptiser ce projet, le treizième de sa discographie, pour lequel il a pu compter sur le soutien aux programmations de son fils Made, introduit sur le circuit international par son entremise en 2021.
Sages recommandations
Journey Through Life possède bien cette dimension de « voyage à travers la vie », dont il exhale en différents endroits un parfum de bilan avec son lot de sages recommandations. « Ne t’accroche pas trop aux choses matérielles », « il faut que tu fasses ce que tu aimes et que tu aimes ce que tu fais », conseille-t-il en homme avisé dans la chanson-titre.
« Garde tous tes proches à tes côtés, ils seront tout ce qui comptera avec le temps », poursuit celui qui remercie toute sa famille dans l’album, depuis ses ancêtres en qui il voit ses « anges gardiens » jusqu’à ses propres enfants – sans oublier non plus ses avocats « pour leur soutien indéfectible ».
Si la musique était l’arme du futur pour Fela, Femi tient un discours plus pragmatique et resitue le combat à une échelle individuelle. À défaut d’avoir une emprise sur le cours des événements, « on peut changer le monde à l’intérieur de nous », assure-t-il dans « Work on Myself », tout en rappelant qu’ « une voix à l’intérieur [de lui] lui dit de ne pas abandonner » face à ce « monde politique [qui] est si corrompu ».
Que ceux qui connaissent la nature contestataire de l’afrobeat soient rassurés : pas question donc de capituler, de renoncer à critiquer, voire attaquer frontalement, des pratiques condamnables attribuées à la classe dirigeante nigériane.
Salve de tirs
Journey Through Life ne se résume donc en aucun cas aux intentions premières du chanteur, à l’évidence sincère, mais rattrapé inexorablement par cette envie élevée au rang de nécessité vitale de dénoncer les dysfonctionnements qu’il observe dans son pays. Avec une salve de tirs musicaux digne d’un lance-missiles, ce nouvel album contient même une séquence d’une densité qui suffit largement à le justifier.
Tout commence par « Chop And Run », porté par ces cuivres dont le caractère aussi enjoué qu’entêtant contraste avec le fond. Le musicien revient sur un épisode dramatique de sa vie familiale passé à la postérité de la même façon que l’attaque armée au domicile de Bob Marley à Kingston en 1976 : l’assaut lancé par les troupes gouvernementales en février 1978 sur la maison de Fela, siège de sa République de Kalakuta, symbole de sa dissidence, faisant entre autres victimes la grand-mère de Femi, défenestrée.
Dans la foulée, « After 24 Years » met aussi en évidence le savoir-faire (reconnu de longue date) du musicien à convertir en langage « cuivré » des mélodies obsédantes, de celles qui restent en tête toute la journée. De quoi attirer un peu plus l’attention sur le constat que dresse Femi. Il renvoie dos à dos militaires et politiciens du Nigeria plus de deux décennies après que les premiers ont organisé des élections pour céder le pouvoir aux seconds.
Avec les mêmes atouts musicaux, « Corruption Na Stealing » suivi par « Politics Don Expose Them » complètent le tableau et soulignent la franchise du propos tenu par leur auteur. Le risque de représailles n’est pas nul, bien que son statut l’en ait probablement protégé jusqu’à présent.
Fait chevalier de l’Ordre des arts et des lettres, distinction française qui lui avait été remise en 2022 à Paris à l’occasion de l’exposition Rebellion Afrobeat, Femi reste un activiste passionné de la musique. Il l’a embrassée depuis plus de quatre décennies – son premier enregistrement date de l’album Music of Many Colours sur lequel Fela et le jazzman américain Roy Ayers étaient réunis en 1980. Quand il n’est pas en tournée à l’étranger, il se produit régulièrement les dimanches durant trois heures sur la scène du New Afrika Shrine, temple de l’afrobeat située dans la banlieue nord de Lagos… pour à peine plus d’un euro !
Source : rfi