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La Conférence des Forces Vives de la Nation reste, même par rapport à l’indépendance, l’acte majeur de notre vie nationale. Elle a déterminé, pour notre vivre-ensemble, le « la » fondamental, par rapport auquel l’action politique et la vie sociale se définissent, en consonance ou en dissonance. Elle a ainsi ouvert et offert un espace de débat et de critique. Cet espace, mal géré, par excès et par défaut, se dégrade. Et pourtant, il est vital pour maintenir l’esprit de la Conférence, haut symbole de dialogue républicain et de réconciliation nationale.
Quoiqu’en pensent certains, quelles qu’aient été les vicissitudes ou limites de notre parcours démocratique quant à la mise en application des résolutions de la Conférence selon d’autres, il faut que le Bénin reste fier de sa Conférence qui est l’un des motifs incontestables et durables de sa fierté en Afrique et dans le monde : unique Conférence qui, en peu de jours, a eu un succès remarquable, avec des institutions ; celles-ci font leur chemin, assurant l’alternance relative au pouvoir. Que faire pour que l’esprit de la Conférence habite davantage les cœurs, les lettres de nos textes, les pratiques de nos institutions, c’est-à-dire qu’elles impriment en nous une nouvelle « forma mentis » (mentalité) ? Nous pouvons revisiter ses symboles (arbre à palabres et jarre trouée) pour en dégager le sens (dialogue et réconciliation), et les implications pour aujourd’hui (culture de la critique et de la critique de la critique).
- Sous l’arbre à palabres avec la jarre trouée : la Conférence nationale, une expression de nos cultures
Nos traditions ou cultures sont déterminées par la culture de l’arbre à palabres, espace de dialogue pour le règlement des différends, avec la nécessaire présence des différents antagonistes et des aînés (médiateurs), pour rétablir l’unité brisée et l’harmonie perdue. Modalité africaine de résolution des conflits afin de contenir ou d’éviter le déchaînement des passions, l’arbre à palabres a constitué une clé herméneutique pour analyser et comprendre les Conférences nationales[1]. Au regard d’une certaine dynamique, de valorisation de nos cultures, certes encore ambiguë du fait de l’imbrication subtile entre culturel et cultuel, l’esprit de l’arbre à palabres est à promouvoir.
Un symbole qui a marqué la Conférence au Bénin et qui trônait dans la salle des débats, est celui de la jarre trouée du Roi Guézo, dont l’image a été évoquée ainsi par le Président de la République d’alors, le Général Mathieu Kérékou dans son discours d’ouverture aux délégués : « Le devenir de notre pays et l’avenir de notre peuple doivent être constamment les préoccupations majeures de la Conférence, dont les délégués pourront trouver la source de leur inspiration féconde dans le riche et impérissable précepte de l’un de nos glorieux ancêtres, le Roi Guézo qui nous enseigne que ‘‘si tous les fils du pays venaient boucher par leurs doigts les trous de la jarre percée, la patrie serait sauvée’’ »[2]. L’arbre à palabres et la jarre trouée constituent alors des symboles de participation responsable à la vie nationale, à travers le dialogue et la réconciliation.
- Dialogue et réconciliation, conditions majeures du vivre-ensemble
Une Nation devient grande quand chacun est capable de s’élever au-dessus de ses intérêts immédiats et partisans pour servir le Bien commun. Les intérêts particuliers des uns et des autres peuvent s’opposer, mais s’ils concourent au bien de la Nation, ils finissent par se rencontrer à travers le dialogue et la réconciliation, par des concessions mutuelles.
Le 19 février 1990, Maître Robert Dossou, président du Comité Préparatoire de la Conférence, esquissait pour les assises ces recommandations, toujours actuelles : « Chacun devra sortir un peu de lui-même pour concéder à l’autre. Chacun devra réduire toute dilatation subjective de son moi afin que l’intérêt collectif l’emporte. Chacun devra s’abstenir de penser que seules ses idées demeurent, son projet de société, l’élément déterminant et exclusif de notre salut commun »[3]. Et le Président de la République, le Général Mathieu Kérékou, le même jour assignait à la Conférence cet objectif : « Ce que le peuple béninois attend de vous, ce n’est pas la victoire d’un groupe sur un autre, mais la convergence des idées en vue de la définition claire d’une plate-forme politique consensuelle et réaliste, cohérente et viable »[4].
Et la Conférence s’est déployée comme un exceptionnel cas d’école, comme le soulignait son Rapporteur Général, le professeur Albert Tévoédjrè : « Des hommes et des femmes qui ne se connaissaient pas, dont certains se haïssaient, dont les intérêts s’opposaient, dont les souffrances s’excluaient »[5] acceptent de se mettre ensemble, de se parler, de faire un parcours ensemble pour sauver la nation. L’arbre à palabres est un espace de dialogue et de réconciliation. Il n’y a d’ailleurs pas de réconciliation sans dialogue de vérité.
Le dialogue permet de faire émerger les éléments refoulés. La Conférence des Forces Vives de la Nation fut à cet effet une logothérapie. Aux divers niveaux sociaux et politiques, le dialogue est indispensable pour éviter ou contenir la violence qui d’ailleurs finit par se régler autour de la table. La violence naît et se développe dans les cœurs où a disparu l’aptitude au dialogue. L’absence de communication, quand il dure, secrète et renforce la haine : « La haine est un échec, l’indifférence une impasse et le dialogue une ouverture »[6].
La réconciliation a donc été déterminante à toutes les étapes de la Conférence : convocation, déploiement des travaux, mise en application de ses décisions. Le pardon est alors vital pour le vivre-ensemble. Le pardon n’annule certes pas la justice mais va au-delà de la justice. Le pardon préserve même la justice de l’injustice. « Summun jus, summa injuria » (Le droit maximum est la plus grande injustice ou l’excès de droit mène à l’injustice). C’est l’esprit de pardon et de réconciliation qui permet de (re)trouver un équilibre entre les droits individuels et la protection de la société dans son ensemble. C’est le défi majeur de notre parcours démocratique aujourd’hui. La justice, bien administrée, dans ses procédures, sa recherche de la manifestation de la vérité et son verdict, est un acte de réconciliation. Justice et réconciliation vont toujours de pair.
Le dialogue et la réconciliation font éviter les chemins d’impasse. Tous les peuples, même après la violence, finissent par s’asseoir pour dialoguer. Se réconcilier ou périr. Par sa Conférence, le Bénin a étonné. Il peut encore étonner aujourd’hui en faisant appel à son propre génie, pour retrouver l’esprit de dialogue et de réconciliation entre ses fils et filles. On n’évoquera jamais assez cet appel prophétique de Mgr Isidore de Souza pour une journée nationale de réconciliation comme modalité d’avènement d’un Bénin nouveau : « Le Dahomey d’hier ne peut pas vivre : il est condamné à mort pour que de sa mort renaisse le Bénin nouveau. Et comme signe de cette détermination et résolution, nous nous réconcilierons entre nous à la maison et en famille, entre époux, parents et enfants, demi-frères et demi-sœurs, nous nous réconcilierons au bureau, entre collègues, entre cadres et personnel subalterne, nous nous réconcilierons au marché et aussi entre membres d’un même parti si besoin est, etc. Ce sera une occasion pour tous de se pardonner, d’en finir avec les rancunes, les jalousies, l’esprit de vengeance ou de règlement de compte, pour nous donner la main et bâtir ensemble »[7]. J’ai réalisé à cet effet diverses réflexions pour une éducation à la réconciliation[8], réflexions renforcées par la proposition de Africæ munus, signée à Ouidah, par Benoît XVI de la réconciliation comme condition du renouveau de paix en Afrique (Africӕ Munus, 157). En attendant, comment créer, en perméance, l’esprit de dialogue et de réconciliation ?
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- Culture de la critique et de l’autocritique : apprendre à débattre pour ne pas se battre
Sous l’arbre à palabres, on débat. Ce débat est même une exigence de participation de tous et de chacun à la construction de la vie nationale. Mais de nos jours, avec d’excellents et nombreux moyens de communication, nous perdons paradoxalement le sens du dialogue. Le monologue s’installe alors : chacun s’entend ; chacun se défend, chacun sacralise sa vision comme la plus juste. Cette attitude est vraiment contraire à la mystique de la jarre trouée. Il nous faut retrouver le sens du débat : on consent à débattre (à confronter la pluralité des opinions, la divergence des options), pour ne pas se battre. Là où il n’y a plus débat, on se bat. Par le débat, on fait place aux différents points de vue pour éviter les différends.
L’art du débat suppose le courage de la pensée juste qui jaillit de la raison droite, et non d’abord de la raison du pouvoir ou de la force. La raison doit toujours évaluer la realpolitik. Les intellectuels, les vrais, et non ceux qui ont été caricaturés par le Président Mathieu Kérékou, sont importants pour la construction nationale. Quand ils jouent bien leur rôle et non quand ils prostituent leur intelligence au moment présent et aux intérêts du moment. Ces vrais intellectuels deviennent un peu rares. Or « quand l’intelligence déserte le forum, la médiocrité s’installe et tout finit en dictature », avait évoqué le Rapport final de la Conférence. Notre Bénin a aujourd’hui plus que jamais un cruel besoin d’intellectuels engagés, au nom de la splendeur de la vérité : seule la parole de vérité construit la cité. Même s’ils subissent quelquefois le sort de l’Albatros (Cf. poème de Victor Hugo), il faut que le petit reste continue de crier comme Émile Zola : « J’accuse », pour sauver les Dreyfus de notre temps, bâillonnés et accusés par des systèmes. Ce service à la vérité, même s’il ne paraît pas trop prisé ou primé par nos cultures, n’y existe pas moins comme le soulignait le philosophe Paulin Hountondji : « Même dans la société la plus fortement monarchiste et la plus manifestement absolutiste, d’abord tout le monde reconnaît qu’il y avait des contre-pouvoirs mais au-delà même de ces contre-pouvoirs visibles, il y avait des penseurs qui mettaient en cause quelques-unes des pratiques dominantes et c’est ce bouillonnement interne de nos sociétés que nous devons aujourd’hui retrouver pour bien comprendre que le combat que nous menons aujourd’hui pour une réelle démocratie n’est pas du tout contraire aux génies de nos sociétés »[9].
L’avènement de la pensée juste pourrait requérir aujourd’hui deux conditions majeures : la culture de la critique et de la critique de la critique, dans une société qui tend à sacraliser la pensée unique. Le débat y est alors remplacé par des insultes, des menaces, sans égard pour personne, pour l’âge, pour le parcours. Un état de violence s’installe dans les esprits. Il suffit de voir comment les forums de discussion et les réseaux sociaux sont devenus des champs de bataille et des rings de boxe. Celui qui ne pense pas comme soi ou selon la règle définie, est banni, rejeté, agoni d’injures, qu’importe la pertinence de ses propos. Gare à qui émet un avis contraire ; il est sans égard, soumis à la dérision. Au demeurant, en toute structure ou regroupement, il est nécessaire d’admettre la pensée critique, c’est-à-dire une autre vision possible (l’antithèse de nos thèses) pour cerner mieux les nuances et pour le développement de tous. La pensée critique protège de la pourriture.
La pensée critique implique l’autocritique. L’autocritique sauve soi-même de toute prétention exagérée : la politique est l’art des possibles. Et nous ne sommes là que pour un moment. L’autocritique permet de relativiser sa pensée ou ses options et de rester ouvert aux approches des autres. Ce que nous n’osons pas critiquer aujourd’hui pour préserver des positions nous rattrape toujours demain. Tout n’est pas toujours bien, malgré nos bonnes intentions, dans ce que nous entreprenons. Et tout n’est pas toujours mal dans tout ce que l’autre accomplit. Il faut oser se critiquer et favoriser la critique. Mais l’autocritique suppose aussi la critique de la critique. Elle requiert de ceux qui ont une vision autre de soigner leur manière de la poser pour éviter les querelles de personne. La République dépasse nos personnes. Une bonne action accomplie par un adversaire doit être saluée et promue par quiconque. Une mauvaise action, promue même par un ami (parti, groupe) doit aussi être dénoncée. « Amicus Plato, sed magis amica veritas ». (Platon m’est cher, mais la vérité m’est plus chère). Par acquis de conscience.
La véritable arme de la politique, c’est la parole qui est malheureusement de plus en plus profanée. La Conférence nationale a été une logothérapie ; elle nous apprend alors à soigner nos maux par la parole et donc à soigner nos paroles et nos prises de paroles. Il s’agit là d’une exigence d’éducation. Exprimer son point de vue (en accord ou en désaccord) ne légitime pas l’imposture. À la Conférence des Forces Vives de la Nation, furent dénoncés de façon vigoureuse les maux de l’époque (qui n’ont pas tellement disparu), mais dans les limites de la courtoisie comme le souligne cet hommage du Président Soglo à la mémoire de Mgr Isidore de Souza : « Je retrouvais ainsi l’incomparable prélat qui avait dirigé avec une infinie patience et une exceptionnelle maîtrise, les débats parfois houleux, de notre Conférence nationale de février 1990. C’est grâce à lui que les débats sont restés dans les limites de la plus grande courtoisie et de la plus totale franchise »[10].
Sous l’arbre à palabres, avec la jarre trouée, la Conférence des Forces Vives de la Nation fut un excellent cadre de dialogue et de réconciliation. Nous devons maintenir cet esprit, par la culture de la critique et de la critique de la critique.
La culture de la critique et de la critique de la critique permet de valoriser le bien que l’autre dit et accomplit pour le bien de tous, la pertinence de ses propos ou propositions, même s’ils dérangent. Elle assure la police du vivre-ensemble et du débat, par une certaine élégance, marque des grands hommes d’État (devenus assez rares), capables d’exprimer avec fermeté et élégance leurs avis.
Rodrigue Gbédjinou
Prêtre – Diocèse de Cotonou
Auteur de Sauvons l’esprit de la Conférence nationale, Les Editions IdS, Cotonou,2018
[1] Cf. F. EBOUSSI-BOULAGA, Les Conférences nationales en Afrique Noire, 154-156. P. HOUNTONDJI, « Conférences nationales en Afrique : sens et limites d’un modèle », in RICAO 4 (1993) 19-29.
[2] M. KÉRÉKOU, « Discours à l’ouverture de la Conférence des Forces Vives de la Nation, 19 février 1990 », in in Fondation Friedrich NAUMANN, Les Actes de la Conférence nationale (Cotonou, du 19 au 28 Février 1990) Editions ONEPI, Cotonou, 1994, 17.
[3] R. DOSSOU, « Allocution du président du Comité national préparatoire de la Conférence nationale », in Fondation Friedrich NAUMANN, Les Actes de la Conférence Nationale, 12.
[4] M. KÉRÉKOU, « Discours à l’ouverture de la Conférence des Forces Vives de la Nation, 19 février 1990 », in FONDATION FRIEDRICH NAUMANN, Les Actes de la Conférence Nationale, 20.
[5] A. TÉVOÈDJRÈ, « Rapport général de la Conférence », in FONDATION FRIEDRICH NAUMANN, Les Actes de la Conférence Nationale, 35.
[6] BENOÎT XVI, « Discours au Palais de la République du Bénin », in La Croix du Bénin, Hors série 4 (2011) 14.
[7] « Je propose, avec votre permission, que cette journée se célèbre avant les élections législatives et présidentielles, par exemple le mercredi des cendres, 13 février 1991, début du Carême pour les chrétiens, temps par excellence de réconciliation » I. de SOUZA, « Homélie de Mgr I. de SOUZA le 2 février 1991 », in Église de Cotonou 2 (1991) 10.
[8] Cf. R. GBÉDJINOU, Le changement, idéologie ou réalité, Star Editions, Cotonou, 2008, 137-139 ; Isidore de Souza, Lettre à mes frères, Pensées spirituelles et politiques pour chaque jour, Cotonou, 2009, 60 ; / O Bénin, mon beau pays. 50 ans après, Édifions Francis Aupiais, Cotonou, 2010 : la première partie, intitulée La réconciliation, remède à une identité nationale blessée par la haine et la division, 11-42 ; « Une journée nationale de réconciliation. Notre pays en a plus que besoin », in La Croix du Bénin 1084 (2011) 8 ; Benoît XVI au Bénin. Les appels de la visite, Cotonou, 2011, 39-49 ; « À la réconciliation, citoyens ! », in La Presse du Jour 2563 (2016) 10 ; in La Nation 6418 (2016) 2. Voir aussi R. GBÉDJINOU, Et j’avance comme un âne. Réflexions d’un prêtre sur Église, Politique et Société (2007-2017), Les Éditions IdS, Cotonou, 2017, 378 ; 381-383 ; 385-396.
[9] P. HOUNTONDJI, in LA FONDATION AFRIQUE ESPERANCE, Documentaire « De la nuit à l’aube » sur la Conférence des Forces vives de la Nation, Cotonou, 2020.
[10]N.D. SOGLO, « Le discours de pardon du Président Nicéphore Dieudonné SOGLO », in La Nation du 11 févier 2005, 12.