Fredhy-Armel BOCOVO (Coll)
Mesdames et Messieurs,
On m’a demandé de me présenter moi-même et de dire ce que je fais dans la vie. Eh bien, on m’appelle Adrien Huannou ; je suis professeur émérite de « littérature négro-africaine » à l’Université d’Abomey-Calavi.
Je suis heureux de prendre part à cette belle célébration du 8 mars, « Journée internationale des droits des femmes ». Je souhaite que cette célébration contribue à libérer les femmes africaines de toutes les chaînes et pesanteurs d’ordre sociologique, psychologique, politique (et autres) qui les empêchent de donner la pleine mesure de leurs capacités intellectuelles, et restreignent leurs contributions au développement et, au-delà, au progrès social.
Pour ce faire,
Le thème général de notre « meeting » est la contribution des femmes au développement. Et l’on m’a demandé, à moi, de parler de « la contribution de la littérature féminine au développement ». J’ai accepté de le faire avec plaisir parce que la littérature féminine d’Afrique noire est l’un de mes champs d’investigation scientifique prioritaires depuis plusieurs décennies, depuis que j’ai créé le premier enseignement sur les œuvres des femmes écrivaines d’Afrique noire francophone à l’Université nationale du Bénin ; c’était en 1987-1988 ; l’enseignement était intitulé « Introduction à la littérature féminine d’Afrique noire francophone ». Et cet enseignement est toujours dispensé au département des lettres modernes de la Faculté des lettres, langues, arts et communication de l’Université d’Abomey-Calavi.
Amis lecteurs, Amies lectrices,
Ce que je vais faire, ici et maintenant, c’est de répondre à deux interrogations qui sont liées : La littérature féminine d’Afrique noire francophone aborde-t-elle la question du développement ? Si oui, comment ce thème y est-il traité ?
1- Qu’est-ce que la littérature féminine ?
Je devine la question que vous toutes et tous brûlez de me poser : Quel est l’intérêt d’un cours sur la « littérature féminine d’Afrique noire » ?
Je vous réponds que cet intérêt est grand et multiple. En effet, ce cours permet de faire connaître la vision de la société propre aux femmes, de montrer ce qui, à leurs yeux, n’est pas normal dans la société négro-africaine, de mettre en évidence leurs aspirations et leurs suggestions pour améliorer la société, etc.
Et pourquoi « introduction » ?
Pour la simple raison qu’en 1987, c’était un domaine nouveau du savoir. « Un domaine nouveau du savoir », parce qu’il était encore inconnu quelques décennies auparavant. Et puisqu’il en était ainsi, il fallait justifier « l’appellation » même de « littérature féminine » qui surprend, qui étonne puisqu’on ne dit pas « littérature masculine » (sauf, peut-être, à l’occasion d’un enseignement universitaire).
En effet, la littérature négro-africaine d’écriture française a été le champ exclusif des mâles pendant très longtemps et jusqu’à un passé récent. Et cela paraissait « normal ». Quand on dit ou écrit « littérature négro-africaine d’écriture française », on ne citait alors que des noms de mâles : Léopold Sédar Senghor, Birago Diop, Ferdinand Oyono et, plus près de nous, Félix Couchoro, Paul Hazoumé, Olympe Bhêly- Quénum, Jean Pliya, etc.
Aussi, la venue des femmes sur la scène littéraire écrite a-t-elle été perçue comme « un signe des temps ». Quant à moi, je la considère comme une étape importante de l’évolution de la société négro-africaine. Une étape qui a suscité un grand étonnement et une double question : D’où viennent ces femmes ? Et pourquoi maintenant ?
Dans mon cas particulier, l’étonnement s’est accompagné d’émerveillement. Oui, j’ai été émerveillé quand j’ai découvert les romans de Mariama Bâ, d’Aminata Sow Fall et d’Aminata Maïga Ka pendant un stage d’édition aux Nouvelles Éditions Africaines de Dakar, en juillet 1987.
J’ai cité des noms de femmes écrivaines sénégalaises ; mais elles ont leurs homologues chez nous ici au Bénin : Gisèle Léonie Hountondji, Béatrice Gbado, Sophie Adonon, Carmen Toudonou, Cécile Avougnanlankou, etc.
Qu’est-ce que la littérature féminine d’Afrique noire francophone?
J’appelle « littérature féminine d’Afrique noire francophone» l’ensemble des œuvres littéraires des femmes d’Afrique noire francophone. Dans cette production, il y a des romans, des pièces de théâtre, des recueils de contes et de légendes, des recueils de nouvelles ou de poèmes, etc.
Qu’est-ce que le développement ? La meilleure définition du développement que j’ai trouvée sur la toile est la suivante : « Le développement est l’ensemble des transformations structurelles (démographiques, économiques, sociales, mentales, politiques, etc.) qui rendent possibles et accompagnent la croissance économique et l’élévation du niveau de vie. »
Cette définition indique clairement que le développement ne se limite pas à la « croissance économique », qui n’en est que la dimension matérielle, visible. La seconde dimension, non moins importante, est le progrès moral, c’est-à-dire un développement du sens moral de l’homme, une élévation intellectuelle, psychologique. Une société est vraiment en développement quand la croissance économique s’accompagne de l’élévation intellectuelle et psychologique.
Le développement est un processus collectif, ou n’est pas. Ce n’est pas un « avènement » « naturel », qui va de soi. Non ! C’est le résultat d’un choix volontaire, d’un choix collectif, d’un effort collectif. Une société peut donc « refuser le développement ». Ainsi, une société qui relègue le progrès scientifique et technologique au dernier rang de ses soucis, une société qui refuse de financer la recherche scientifique et technologique refuse du coup le développement. Le développement, ce n’est pas l’augmentation de la puissance économique d’une poignée d’individus et l’élévation de leur niveau de vie. Se développer, pour une société donnée, c’est « avancer ensemble ».
« Le progrès moral fait référence à l’amélioration de concepts tels que les croyances et les pratiques morales vécues à l’échelle de la société. » Il « s’apparente à un changement positif voire qualitatif dans la pensée et la conduite humaine. En clair, c’est un développement du sens moral de l’homme, une élévation intellectuelle, psychologique. »
Ainsi, toute action ou série d’actions, tout événement qui concourt à faire avancer l’être humain sur le plan intellectuel et/ou moral, contribue au développement. Toute entreprise, toute réalisation artistique qui aide la société à (mieux) prendre conscience de ses problèmes et de ses tares, à se remettre en cause pour s’améliorer est une contribution au développement.
2 – Littérature féminine africaine et développement

L’apparition de cette littérature est en elle-même un progrès dans le domaine de la pensée, dans la mesure où elle induit une nouvelle perception du champ littéraire africain et où elle crée un nouveau champ d’investigation (d’où naîtra une nouvelle branche du savoir).
Je rappelle les deux interrogations énoncées plus haut : La littérature féminine d’Afrique noire francophone aborde-t-elle la question du développement ? Si oui, comment ce thème y est-il traité ?
A la première interrogation je réponds « Oui ». La littérature féminine d’Afrique noire contribue au développement en traitant ce sujet.
Avant de le montrer « par les textes », je précise que le développement est un processus continu, une marche sans fin vers un objectif jamais atteint. Le premier pas de cette marche, c’est un diagnostic objectif qui met en évidence les maux qui freinent cette marche et éloignent l’objectif. Le deuxième pas, décisif, est d’abord psychologique : c’est être prêt à poser les actes individuels et collectifs qui permettent d’aller de l’avant.
Une bonne connaissance de la littérature féminine d’Afrique noire francophone permet d’affirmer que les femmes écrivaines africaines ont fait ce diagnostic : la lecture de leurs œuvres révèle que la société africaine est malade, sous-développée, entre autres parce qu’elle restreint le rôle des femmes dans tous les domaines, à travers des freins/pesanteurs sociologiques et autres qui les empêchent de donner toute la mesure de leurs potentialités. L’ensemble de ces freins, de ces pesanteurs et de tous les actes quotidiens visant à confiner la Femme dans un « second rôle » au plan politique et social forme ce qu’on appelle pudiquement la condition féminine.
La dénonciation de la condition féminine et de ses conséquences négatives participe à ce diagnostic. Ce sujet est développé dans de nombreuses œuvres féminines ; parmi les plus connues on cite, entre autres, Une si longue lettre et Un chant écarlate de la Sénégalaise Mariama Bâ. Même si ce thème est abordé dans des œuvres masculines, la dénonciation est plus incisive dans ces deux romans. En soulignant et en déplorant la « masculinité » de l’Assemblée nationale, l’héroïne d’Une si longue lettre dénonce avec force – et avec plus de force que les œuvres masculines – le caractère sexiste, phallocratique des institutions politiques.
Au-delà de la dénonciation de la condition féminine et de ses conséquences négatives, c’est à une remise en cause générale des fondements spirituels, philosophiques et sociologiques de la société africaine que se sont livrées et se livrent les femmes écrivaines d’Afrique noire. En soi, cette remise en cause générale est incontestablement une contribution au développement, c’est-à-dire à la construction d’une société meilleure, plus juste, plus humaine, où il fera mieux vivre pour le plus grand nombre.
Les femmes écrivaines ne se sont pas contentées de poser un diagnostic clair. Elles exigent aussi qu’on restitue aux femmes africaines la place qu’elles méritent dans la société et dans le processus de développement ; elles montrent que les femmes africaines sont prêtes à jouer correctement leur rôle partout.

La participation des femmes au processus de développement est un thème traité dans Mademoiselle, roman de jeunesse d’Aminata Sow Mbaye, Cendres et braises de Ken Bugul, Une si longue lettre de Mariama Bâ, etc.
Par ailleurs, les femmes écrivaines d’Afrique noire apportent une contribution au développement par leur façon d’attirer l’attention sur les droits des enfants, en particulier le droit à l’éducation. Faisant écho à la Déclaration des droits de l’enfant (20 novembre 1959), elles mettent un accent très fort et spécial sur ces droits – et elles le font mieux que les hommes. Pour s’en convaincre, il suffit de lire des livres de jeunesse comme Mademoiselle d’Aminata Sow Mbaye.
La Déclaration des droits de l’enfant (20 novembre 1959) reconnaît que les enfants et les jeunes ont des droits particuliers et ont droit à des nourritures spirituelles spéciales. C’est ce qui explique, entre autres, le développement remarquable de la bande dessinée et de la littérature de jeunesse dans le monde en général et particulièrement en Afrique noire. En matière de littérature de jeunesse en Afrique noire, les femmes sont nettement plus productives que les hommes. Sur ce chapitre, on doit faire une mention spéciale de la Béninoise Béatrice Gbado qui a publié plus de quarante livres de jeunesse.
Le développement est un thème central dans Riwan ou le chemin de sable de la Sénégalo-béninoise Ken Bugul. Cette dernière s’est penchée sur la situation de sous-développement (ou de mal-développement) de l’Afrique. Selon elle, cette situation vient, entre autres, de ce que les savoirs endogènes du continent ne sont pas assez ( ou pas judicieusement) mis à contribution, à cause d’une part du mimétisme des Africains qui ne font que copier la conception du développement de l’Occident et, d’autre part d’une conception rétrograde du savoir considéré à tort par certains comme un secret.
Pour conclure en quelques mots ce rapide survol, je dirais que la littérature féminine d’Afrique noire contribue au développement par les thèmes traités dans les œuvres.