Il y a des personnes débordantes de sollicitude et de générosité. Feu Jérôme CARLOS en faisait partie. Né pour servir ses semblables, il a admirablement rempli sa mission. Comme beaucoup d’autres, j’ai eu l’immense privilège de l’avoir approché et de profiter de sa grande amitié. Il avait l’âge d’être mon père, pourtant il me considérait, non pas comme son fils, mais comme son ami. Cependant, rien ne présageait que j’entretiendrais une relation aussi intime avec cet homme, grand par la taille, par ses idéaux et surtout par le cœur. A trois reprises, nos chemins se sont croisés. Et la troisième fois, nous ne nous sommes plus lâchés.
Ma première rencontre avec Jérôme CARLOS fut mémorable. Au début des années 2000, élève au lycée Béhanzin de Porto-Novo, membre du club journal, sous la conduite de mon ami et frère Oswald PADONOU, nous avions organisé une sortie pédagogique pour visiter certains organes de presse dont la radio CAPP FM, située alors dans le quartier JAK à proximité de la plage. Adolescents que nous étions, il nous arrivait de faire fi de certaines règles de bienséance. Annoncé à la radio pour 10h, le groupe ne fit son apparition qu’une heure plus tard. Alors que nous nous attendions à être reçus avec enthousiasme et sans protocole, c’est à un cours magistral sur la ponctualité, administré de main de maître par Jérôme CARLOS, que nous avons eu droit. La situation était assez cocasse. Nous les “rois” du lycée étions tenus en respect par un aîné qu’on n’a pas vu venir. Subjugués et confondus, nous avons réussi à nous tirer d’affaire après avoir bredouillé quelques excuses. C’est là que la métamorphose est intervenue. Notre interlocuteur qui avait gardé son visage fermé s’est mis à sourire et à dire des blagues tout en nous entraînant à sa suite dans les locaux de la radio. C’était Jérôme CARLOS tout craché. Sur le coup, je suis tombé sous le charme de cet homme qui savait admirablement manier le bâton et la carotte.
Deux ans plus tard, j’ai été à nouveau en contact avec lui, mais cette fois, à travers ses publications. Alors que je n’étais que jeune bachelier, Maurille AGBOKOU, alors Directeur de publication du quotidien ADJINAKOU m’avait confié, au terme de mon stage, la charge de corriger les papiers de la rédaction. Les éditoriaux de Jérôme CARLOS dont le journal assurait la publication atterrissaient régulièrement sur ma table. Je me jetais sur ces écrits dont j’avais la primeur que je dévorais comme un affamé devant un repas copieux. J’ai toujours été impressionné par la simplicité et la beauté de ses textes. Il avait un style à la fois soutenu, accessible et digeste. En ces temps-là, j’étais loin de m’imaginer qu’une décennie plus tard, je serais appelé à mettre mes pas dans les siens.
Courant 2013, recruté au Quotidien FRATERNITE l’année d’avant, Malick GOMINA, mon patron, m’a demandé de m’exercer à rédiger des chroniques. Ce que je fis sans ambages car j’aime écrire. Quelques temps après, ses instructions étaient que j’accélère la cadence, car j’étais appelé à suppléer l’absence du chroniqueur vedette. Dans ma quête d’apprentissage, je me suis tourné vers les quelques rares chroniqueurs/éditorialistes qui officiaient sur divers médias à l’époque. Curieusement, aucun de ceux que j’ai ciblés n’a voulu partager sa science avec moi. Je me suis résolu à me tourner non sans appréhension vers le “doyen”. Dès qu’il a décroché et que je me suis présenté, il m’a balancé le titre de ma chronique du jour. Ma surprise était encore plus grande quand il m’a fait savoir qu’il me lisait régulièrement. Après avoir écouté ma requête, il m’a demandé de venir le voir ce matin-là. Ainsi a démarré cette merveilleuse aventure à ses côtés. Je suis allé vers lui bloc-notes et stylo en main. Il a ri de ça en disant que je ne viens pas recevoir des cours, mais que nous passerions plutôt le temps à échanger. C’est ainsi qu’une fois par semaine, il me recevait et nous discutions très rarement de chroniques, mais beaucoup plus des choses de la vie. Je buvais littéralement ses paroles. Avec grande émotion, il racontait dans quelles conditions il a dû fuir son pays et vivre en exil pendant tant d’années sans nourrir la moindre rancœur.
Quand toujours sur instruction de mon patron, je suis passé à la télé, Jérôme CARLOS en était heureux. Pendant deux ans, de 2014 à 2016, chaque matin, il me suivait. Sitôt après mon passage, il était au bout du fil m’attendant pour le debriefing. Les jours où il n’appelait pas, c’est qu’il était hors du pays et il prenait le soin de me l’annoncer à l’avance. Quand le téléphone sonnait à nouveau, c’est qu’il était de retour. Je n’ai jamais su pourquoi il m’a accordé autant d’intérêt. Dans ma vie, il fut un don de la Providence. Sans le savoir ni le vouloir, il a joué le rôle du père que je n’ai pas eu, étant orphelin à cinq ans. En 2015, victime d’une persécution au journal qui a abouti à ma suspension, il m’a appelé, inquiet, car ne m’ayant pas vu présenter mon éditorial. Je suis allé vers lui et après m’avoir écouté, il a souri et m’a demandé avec autorité de ne mener aucune action contre qui que ce soit. “Reste serein et digne. Le temps fera son œuvre”. C’est lui qui avait raison car toute cette agitation n’a duré que le temps d’un feu de paille. C’est comme cela que les choses se passaient avec Jérôme CARLOS. Il était toujours là comme un ange prompt à tenir la main et à aider à remonter la pente sans jamais rien demander en retour.
La dernière fois que je l’ai revu, c’était quelques mois avant son décès. J’ai demandé à le voir. Comme à l’accoutumée, il m’a reçu sans hésitation. Mais, à sa manière, il me faisait déjà ses adieux. Ce jour-là, il ne m’a pas accueilli sur le pas de sa porte comme il en avait l’habitude. Mieux, il est resté assis. Quand il m’a tendu la main, sa poigne, ferme et enjouée, avait perdu de sa vigueur. La maladie l’avait vraiment secoué. Fort heureusement, il avait conservé sa verve. Pendant un quart d’heure, nous avons parlé de mon actualité et il s’est réjoui du fait que j’étais toujours à la poursuite de mes rêves. Ce jour-là, son épouse était avec lui et a participé à la discussion. Il m’a présenté à elle en des termes très élogieux. A un moment donné, il m’a demandé de la remercier pour le précieux rôle qu’elle ne cesse de jouer à ses côtés surtout aux heures de maladie. A les voir aussi taquins, épanouis et surtout fusionnels, on se rendait à l’évidence que l’amour n’est pas un conte de fées et qu’il existe réellement. Au moment de partir, j’ai demandé à prendre une photo avec lui. Il a décliné l’offre d’un geste de la main et m’a fait un grand sourire en disant que la meilleure photo, c’est le temps que nous avons passé ensemble. J’avais compris le message et pour la première fois, j’ai pris congés de lui avec un pincement au cœur. Sa mort m’a bouleversé, car j’ai perdu un être précieux. J’ai rarement eu autant de peine à l’annonce du décès d’un proche. Mais je chéris les doux souvenirs de nos fructueux échanges. Aujourd’hui encore, ils me servent de boussole.
J’aurais pu lui rendre cet hommage à l’annonce de son décès. Mais il y a un an, tétanisé, j’étais incapable de le faire. Mais je ne pouvais indéfiniment passer sous silence tout le bien qu’il m’a fait. Aujourd’hui encore, il m’arrive d’être surpris de voir des inconnus me dire tout le bien qu’ils pensent de mon passage à la télévision. Pour ma part, je ne faisais que mon métier. Jamais je n’ai pensé en tirer une quelconque gloire. Et si cette expérience a pu vraiment impacter tant de personnes, j’en suis heureux. Mais je n’étais que l’élève. Le maitre s’appelait Jérôme CARLOS.
Un hommage de Moïse DOSSOUMOU