
Loin de toutes les polémiques qui l’entourent, la situation des mères célibataires constitue un handicap pour le développement psycho-affectif des enfants. A cela, il urge de trouver des solutions adaptées aux réalités actuelles, aux exigences de la modernité. Spécialiste de la famille et du mariage, Jérémie Orou, psychologue clinicien, psychothérapeute, évoque les différentes causes du phénomène en proposant des pistes de solutions.
En tant que spécialiste des questions familiales, avez-vous une idée de l’augmentation du chiffre des mères célibataires ces dernières années ?
Il faut reconnaître que les séparations et les divorces qui conduisent au phénomène des mères célibataires sont très mal documentés chez nous au Bénin. Le divorce fait partie des différents états civils qui sont enregistrés selon les recommandations de l’ONU. Donc, parmi ces faits, il y a normalement le divorce, mais la majorité des divorces au Bénin, la majorité des demandes de divorce au Bénin, est souvent sur une demande à l’amiable. Donc, ce sont environ 25% de demandes de divorce à l’amiable. Ça, c’est les informations de la politique holistique de protection sociale de 2013. Donc, est-ce qu’après ce divorce, la femme reste comme ça avec ses enfants ou se remarie? Il n’y a vraiment pas d’informations chiffrées qui puissent nous permettre de savoir l’ampleur de la situation. Toujours est-il qu’au niveau des faits, on constate que de plus en plus, les mères célibataires deviennent nombreuses. Parce qu’il y aura forcément, en dehors des 25% qui sortent d’un mariage régulier, un pourcentage qui n’était pas du tout marié à l’état civil. Donc, il y a ceux-là qui se séparent sans que cela puisse être documenté parce que leur union n’avait pas été enregistrée. En un mot, nous n’avons pas de chiffre fiable, mais les faits sont là. Une femme sur trois, forcément, aujourd’hui, vit seule avec ses enfants. La situation va de plus en plus croissante.
Qu’est-ce qui pourrait expliquer la persistance de ce phénomène malgré les initiatives de la promotion de la femme ?
Je pense qu’il y a un phénomène assez profond. La promotion, l’émancipation de la femme dont vous parlez, si nous ne prenons garde, va devenir un facteur d’accroissement des mères célibataires. La vie de couple est une vie de sacrifice, c’est une vie de soumission et d’obéissance. Or, une personne émancipée, c’est celle-là qui ne va pas forcément vouloir se soumettre à des contraintes ; elle ne va pas pouvoir supporter pour longtemps des sacrifices. Donc, les initiatives de promotion de la femme vont l’éclairer, vont l’émanciper et elle va de ce fait croire que c’est une vie qui lui facilite la tâche sur les plans social, économique, financier, conjugal y compris. Donc, moi j’ai plutôt l’impression que ce sont des faits qui vont justement accroître les statistiques des mères célibataires. Je rentre d’une mission d’enseignement au Congo, j’étais à Lubumbashi. J’ai vu beaucoup de peuples qui sont encore à l’étape primitive, où le monsieur qui ne fait pratiquement rien de concret vit avec trois femmes qui font douze enfants, huit enfants,…mais celles-ci continuent de rester sous le toit de leur mari parce qu’en fait, il n’y a aucune initiative de promotion de la femme ou d’émancipation de la femme. Donc, l’émancipation dont nous parlons sera malheureusement dans notre contexte, un facteur qui accroît le phénomène dont nous sommes en train de parler.
Le deuxième facteur qu’on peut incriminer en tant que spécialiste, c’est la précarité des unions. La vie de couple est assez délicate, il faut qu’il y ait une préparation à ses implications et exigences. C’est vrai que les groupes religieux, les obédiences religieuses s’essayent. Les catholiques ont des écoles de mariage. Je sais qu’il y a des formations, des préparations au mariage au niveau des églises évangéliques. Moi, j’ai été pendant longtemps Directeur du département de mariage au niveau d’une église où je préparais les jeunes couples avant le mariage. Mais en dehors de ces groupes-là, la majorité des personnes ne trouvent aucune ressource humaine. Ils rencontrent une stagiaire, une étudiante,… pour se mettre ensemble. Tôt, la grossesse surgit et on commence à souffrir et à courir dans tous les sens. Cette précarité dans l’union, cette union hasardeuse fait que les gens se sont désillusionnés. Ils se rendent compte de ce que j’appelle la réelle vie conjugale et n’arrivent pas à la supporter. Puisqu’ils sont venus sans les préparations, dans la précipitation, personne ne leur a dit véritablement ce que cela impliquait. La femme qui travaille, qui est salariée, qui a l’impression que sans l’homme, elle peut donner à manger et à boire à son enfant, l’envoyer à l’école, a l’impression qu’elle peut tout pour l’enfant, oublie que le développement psycho-affectif de l’enfant a besoin d’un homme et d’une femme. Parce qu’il y a ce qu’on appelle l’importance de la figure paternelle. Donc, je pense qu’il faut qu’on arrête de mélanger les choses à ce niveau-là.
Les mères célibataires sont-elles toujours des femmes à problème comme le prétendent certains ? Y a-t-il une part de responsabilité des hommes dans cette situation ?
Non, ce n’est pas forcément que des femmes à problèmes ou à histoires. Pas exactement ça. Ce sont des illusions. Beaucoup de femmes que je rencontre en consultation se sont mariées sans évaluer réellement les contraintes liées à la vie de couple. Beaucoup de personnes grandissent aujourd’hui dans une certaine liberté et ne se rendent pas compte que le vivre-ensemble a des exigences. Donc, ce sont les difficultés du vivre-ensemble qui les font exploser, qui les poussent dans une précarité, dans une vulnérabilité, qui les amènent à quitter leurs relations respectives. Je pense que c’est la base de notre éducation que nous devons revoir. Dans l’évolution des choses, dans la tradition, la maman préparait la jeune fille à la vie conjugale. Toute l’éducation de l’enfant-fille était basée sur la vie de couple. Comment tenir son ménage, comment entretenir la relation avec sa belle-famille, comment garder son mari, comment éduquer ses enfants. C’était l’essentiel de l’éducation de la jeune fille, centrée sur la vie de couple et de famille. Mais dans l’instruction d’aujourd’hui, dans tous les cours que nous avons suivis, de CI jusqu’en terminale et à l’université, il n’y a rien qui soit orienté dans ce sens-là. Tout est orienté vers le capitalisme : travailler, gagner de l’argent, s’épanouir, être employé, être autonome, être indépendant financièrement.
C’est comme si la jeune fille est surprise de se retrouver un jour responsable d’un foyer, de se retrouver un jour sous le toit d’un homme à qui elle doit obéir, de se retrouver un jour devant des beaux-parents, des beaux-frères, des belles-sœurs à qui elle doit se soumettre. Ça devient une surprise parce que ce sont des éléments qui ont quitté l’éducation de la jeune fille. Le jeune homme, lui, son éducation est restée constante. Il faut se battre pour être un père de famille responsable qui apporte la nourriture et qui satisfait les deux besoins des gens qui sont autour de lui. Le garçon, son éducation est restée standard depuis la nuit des temps, tant dans la tradition que dans l’éducation moderne. Mais l’éducation de la jeune fille a basculé. Donc, au lieu de prendre un peu des éléments de la tradition dans le basculement de l’instruction de la fille, on a carrément tourné dos à ces valeurs traditionnelles. On la forme comme un garçon, quelqu’un qui va travailler, gagner de l’argent et se suffir. Il y a beaucoup d’impréparation et ça vient de très loin, de la racine, c’est-à-dire de l’éducation que la jeune fille a reçue.
Le deuxième fait, justement, c’est l’ignorance du système de valeurs. Étant donné que le sacrifice a déserté le forum, il est important que nous puissions étudier la personne, l’analyser et savoir si c’est une personne avec qui on peut vivre. Est-ce que nos systèmes de valeurs sont compatibles ? Est-ce que le vivre ensemble sera aisé ? Mais nous ne le faisons pas parce que nous sommes dans une époque dite du progrès. Donc, tout le monde regarde si la personne est matériellement bien assise. Si c’est oui, allez, on s’engage. Après, on est étonné de ne pas pouvoir vivre ensemble parce que les moyens matériels seuls ne suffisent pas. L’argent seul ne suffit pas pour constituer le ciment du vivre-ensemble.
Avez-vous un conseil à l’endroit des femmes et des hommes pour réduire, limiter les risques d’évolution alarmante de ce problème ?
Le premier conseil, c’est de savoir que les paradigmes de notre société ont évolué. Tout le monde est aujourd’hui éduqué dans l’indépendance. La fille est instruite, le garçon de même ; mais de différente manière chacun. De ce point de vue, il est important que, devenue adulte, l’on puisse d’abord bien étudier les critères de choix. Les moyens matériels, c’est une bonne chose, mais ça ne doit pas être l’élément principal. Ça ne devrait même pas faire partie des critères de choix. On ne doit pas regarder si la personne est matériellement assise, si elle a les moyens avant de l’accepter. C’est insuffisant. Donc, il faut bien étudier les critères de choix, et ces critères de choix doivent être des valeurs. Une valeur, c’est quelque chose qui a la même position, quel que soit le temps, le lieu où on est. Donc, l’argent n’est pas une valeur. Il est important que nous puissions définir correctement les critères de nos choix, que ce soit des valeurs. La deuxième chose, je l’avais déjà énoncée un peu plus haut, c’est de comprendre comment fonctionne le système de valeurs de l’autre. Et le système de valeurs de chaque individu lui vient de beaucoup de choses, déjà de son formatage psychologique de base, de notre développement psycho-affectif : ce qu’on appelle les zones d’influence. Il nous vient aussi de l’éducation, de l’environnement dans lequel nous avons grandi. Donc, tous ces éléments vont ensemble déterminer le système de valeurs, et nous devons en tenir compte pour le vivre ensemble, parce que ça donne des facilités de cohabitation.
La troisième chose qu’il ne faut pas négliger, ce sont les blessures émotionnelles. Beaucoup de couples vivent ensemble avec des personnes qui ont connu les blessures, le rejet, l’abandon, l’humiliation, la trahison, l’injustice, et bien d’autres déceptions. Donc, la personne qui a été blessée_dont la blessure n’a pas été traitée ni guérie_ vit toujours sous le spectre de sa blessure, et elle a l’impression que la vie de couple va guérir sa blessure. Ce qui se passe souvent, qui est vraiment catastrophique, c’est que les deux personnes peuvent venir avec des blessures. L’un croit que l’autre va le guérir, et vice-versa, alors que personne n’a les moyens de guérir l’autre. Donc, c’est important que nous puissions nous écouter pour savoir si la personne n’est pas sous le spectre des blessures émotionnelles. C’est très important. Ensuite, il est important qu’en tout état de cause, on ait toujours une référence. La parole de Dieu est toujours un accompagnant très fort et important dans toute union conjugale. Donc, il est important que nous puissions avoir comme référence la parole de Dieu dont la crainte sera quelque chose d’important dans toutes les relations conjugales.Voilà autant d’éléments simples qui puissent nous permettre de vivre ensemble. La dernière chose, ce sont les fondamentaux de la vie de couple. Beaucoup de personnes veulent vivre en paix dans le couple, mais elles pensent marcher sur les fondamentaux de leur vie conjugale. C’est quasiment impossible. Lorsque vous voulez commencer par faire votre foyer, il est recommandé de quitter le père, la mère, de part et d’autre et aller commencer par faire l’expérience ailleurs. Toutes les fois que l’homme prend la femme et il l’amène dans sa maison partenelle pour des problèmes, en présence de sa mère, de ses sœurs, ça ne peut pas tenir. Ça ne peut pas tenir parce qu’en fait, c’est des fondamentaux. On ne peut pas marcher dessus et prétendre avoir une vie de couple correcte. Personne n’a jamais trouvé le bonheur conjugal dans un pareil contexte.
Il y a autant d’éléments sur lesquels il ne faut pas marcher. Les gens pensent qu’on peut les ignorer et vivre ensemble. Finalement, ça capote et la dame se retrouve seule à éduquer ses enfants, à élever les enfants. La conséquence, c’est que notre société pilule des gens dont le développement psycho-affectif a été mal conduit parce qu’ils ont grandi dans un contexte d’éducation monoparentale. Ils sont là, deviennent même des autorités, et on pense que c’est des personnes bien faites ; malheureusement, ils sont déséquilibrés sur le plan psycho-affectif parce qu’ils sortent d’une éducation monoparentale. Ça ne les a pas empêchés d’étudier, d’obtenir des diplômes, mais sur le plan psycho-affectif, ils ne sont pas équilibrés. Donc, il est important qu’on se prépare correctement pour que nos enfants ne connaissent pas le même sort et qu’on ne s’amuse pas non plus avec le divorce. L’homme met la femme dehors, la femme claque la porte, elle part avec les enfants. Oui, les enfants ne vont mourir ni de faim, ni de soif. Ils iront à l’école, peut-être même dans de bonnes écoles, mais ils seront déséquilibrés sur le plan psycho-affectif. Ils n’auront pas la base émotionnelle pour faire face aux situations. C’est pour ça que dans notre société actuelle, la dépression se multiplie, l’anxiété grandit, la résilience face au stress n’existe plus. Tout le monde faiblit lorsqu’on est face à une situation stressante.Propos recueillis par Michèl GUEDENON (Stag)