Ancien officier supérieur de l’armée béninoise, aujourd’hui professeur de « Security Studies » aux États-Unis, Juste Codjo a connu un parcours hors du commun. Spécialiste des enjeux géopolitiques africains, il milite pour une gouvernance adaptée au continent et forme une nouvelle génération de jeunes leaders à travers son ONG Échelle-Bénin.

À première vue, rien ne présagait de la nouvelle trajectoire de Juste Codjo. Et pourtant, son parcours atypique, tissé de résilience, de convictions et de ruptures assumées, en fait aujourd’hui une voix respectée dans les études de sécurité internationale. Derrière ce virage à 360°, il y a un homme qui croit profondément en l’Afrique et en sa capacité à générer ses propres solutions. Son histoire est celle d’un passage de l’uniforme au tableau noir, sans jamais abandonner la mission de servir.
Né avec le goût de l’effort et le sens de l’engagement, Juste Codjo intègre le Prytanée militaire de Bembèrèkè, où il se distingue dès les premières années. Major national au baccalauréat série A1 en 1994, il est admis à l’École nationale d’administration. Mais dès l’année suivante, il met entre parenthèses ses ambitions universitaires pour rejoindre l’armée. Cette première bifurcation annonce un parcours jalonné de décisions audacieuses.
À partir de 1996, il entame des études en droit, qu’il interrompt à nouveau deux ans plus tard pour une formation militaire de longue durée en Allemagne. Dix ans s’écoulent. L’homme, désormais officier confirmé, fait face à une introspection profonde lors de son premier séjour aux États-Unis en 2007. « Lors de ce séjour, j’avais été inspiré par les parcours de deux figures américaines exceptionnelles : le Général Colin Powell et Barack Obama. À mon retour au Bénin, je me suis battu contre vents et marées pour reprendre mes études », confie-t-il. Sans avoir suivi les cours cette année-là, il valide une licence en sciences juridiques. L’année suivante, il obtient une maîtrise en relations internationales. En 2011, une nouvelle mission militaire l’amène à suivre des cours du soir à Webster University, couronnés par un master en 2012. La même année, il est admis dans une école doctorale américaine avec l’appui des autorités militaires béninoises.
Une vocation entremêlée de conflits
Le choix des études de sécurité comme spécialisation universitaire est profondément lié à son vécu. « Quand j’étais adolescent, j’avais été marqué par les reportages télévisés sur les efforts de médiation conduits par le secrétaire général de l’ONU Javier Pérez de Cuéllar. Je rêvais alors de devenir diplomate et secrétaire général des Nations Unies », se souvient-il. Mais, c’est sa participation à la mission de paix au Liberia en 2003-2004 qui bouleverse son regard sur les conflits. « J’ai touché du doigt les horreurs des guerres civiles, et c’est ce qui a motivé ma décision de me spécialiser dans le domaine des études de sécurité », explique-t-il. Sa thèse doctorale se penchera d’ailleurs sur les causes des rébellions armées en Afrique.
Sa formation militaire a profondément influencé son approche de l’enseignement et de la recherche. « Chez les Allemands, j’ai été marqué par le principe du « Gefechtsnah Ausbilden« , qui exige que toute formation se déroule dans un contexte proche de la réalité. Depuis, je priorise toujours la praticabilité de ce que j’enseigne », affirme-t-il. Aux États-Unis, sa formation stratégique auprès de l’armée lui a permis d’adopter une méthode rigoureuse : « Je m’appuie sur une approche rationaliste et systémique, qui consiste à analyser les questions géopolitiques sans préjugés ni émotions. »
Avec le temps, il développe une vision qu’il qualifie lui-même d’«Afro-réaliste » ou d’« Afro-rationaliste ». « Cela signifie que je veux élaborer des solutions adaptées aux problèmes africains sur la base d’analyses rationnelles ancrées dans les réalités du continent », précise-t-il.
De la caserne à la chaire universitaire

Quand il entame ses études doctorales en 2012, Juste Codjo ne prévoit pas d’émigrer définitivement. « Mon plan était d’enseigner plus tard à l’ENAM ou à la FADESP tout en continuant ma carrière militaire. Je rêvais de contribuer à la mise en place d’organes d’appui à la décision stratégique au sommet de l’État », explique-t-il.
Mais la publication d’un livre dans lequel il propose un modèle de gouvernance alternatif, la « Consencratie », provoque une fracture. « Cette publication a révélé une incompatibilité entre ma carrière militaire et celle de chercheur dans mes domaines de prédilection. Des circonstances professionnelles malheureuses m’ont alors conduit à explorer d’autres options », reconnaît-il.
Ce sont des universités américaines qui lui tendent une main qu’il saisit sans hésiter. Aujourd’hui, à la New Jersey City University (NJCU), il enseigne la sécurité nationale et internationale du niveau licence au doctorat. Il dirige également le programme doctoral en Security Studies. « Je veille à lier systématiquement la théorie à la pratique. Le réalisme reste ma boussole, tant dans l’enseignement que dans la recherche».
Il assume une posture souvent inconfortable. « Je suis souvent incompris. Les activistes me trouvent trop indulgent, les praticiens me jugent trop théorique. Mais je refuse de m’enfermer dans des lectures idéologiques. Je me vois comme un pont entre la recherche académique et le monde de la pratique».
L’Ong Échelle-Bénin, plus qu’un hommage
Parallèlement à sa carrière universitaire, Juste Codjo crée en 2020 l’Ong Échelle-Bénin, en mémoire de sa sœur Estelle, morte tragiquement dans un accident de moto. « Elle était engagée dans le bénévolat. Après sa chute, elle est restée à terre sans secours pendant plus d’une heure. J’ai voulu continuer son œuvre et former une nouvelle génération de citoyens engagés », explique-t-il. Depuis sa création, Échelle-Bénin a accompagné trois promotions de 20 élèves dans les communes de Grand-Popo et de Djougou. « Nous prenons en charge les frais de scolarité, offrons du mentorat, des formations en développement personnel, en entrepreneuriat et en engagement civique». Les élèves bénéficient également de sessions d’immersion professionnelle et initient eux-mêmes des activités communautaires. « Notre impact ne se mesure pas seulement en chiffres, mais aussi en engagements. Nos jeunes deviennent des acteurs de changement dans leurs villages». L’ONG a également distribué des kits scolaires et mobilisé plus de 50 Béninois de la diaspora et du pays autour de cette vision. « Ils s’engagent bénévolement comme mentors, formateurs, partenaires. C’est un véritable élan civique ». Les subventions de l’Ambassade des États-Unis à Cotonou en 2021 et du Département d’État américain en 2022 ont permis d’amplifier l’action. Mais Juste Codjo insiste : « C’est l’engagement bénévole et la cohérence de notre vision qui font la différence».
Une vision stratégique pour l’Afrique
Juste Codjo analyse les défis sécuritaires africains avec une grille peu commune. « Le plus grand défi sécuritaire du continent n’est pas le terrorisme ou les conflits. Il est politique et institutionnel. Nos États peinent à mettre en œuvre des politiques durables».
Il plaide pour une réforme des institutions publiques africaines. « Il est impératif de bâtir des systèmes de gouvernance adaptés à nos contextes. C’est dans cette logique que s’inscrit ma proposition de consencratie». La diaspora, selon lui, doit jouer un rôle clé. « Elle peut contribuer à l’élaboration de politiques publiques, à la réforme des institutions, mais aussi à la veille citoyenne. Il est temps qu’elle cesse de rester spectatrice ». Son agenda pour les prochaines années s’inscrit dans cette perspective. « Je veux enseigner davantage en Afrique, m’engager dans la consultation stratégique et renforcer les actions de l’ONG Échelle-Bénin. » Une carrière politique ? Il balaie l’idée : « Ce n’est pas une option compatible avec ma personnalité. On peut servir une cause publique sans être au-devant des rideaux».
Aux jeunes Africains désireux de s’engager dans les études de sécurité, de défense ou de relations internationales, il lance un appel: « Renforcez vos compétences en anglais et en méthodes de recherche. Ce sont les outils indispensables pour accéder aux débats scientifiques de haut niveau et proposer des solutions africaines aux réalités africaines».
Réalisation : Patrice SOKEGBE