Au Bénin et au Togo, un phénomène silencieux bouleverse la fin de vie des malades chroniques. Faute de moyens, d’espoir ou par conviction spirituelle, des patients atteints de cancer ou de diabète interrompent volontairement leur traitement médical. Un choix de fin de vie encore peu étudié, que le sociologue Komi Mena Agbodjavou explore dans sa thèse.

Fulbert ADJIMEHOSSOU(Coll)
C’était un 15 octobre. Isaac reçoit un appel déchirant. Sa mère, atteinte d’un cancer avancé, sanglote au bout du fil. Elle venait d’être diagnostiquée cancéreuse en phase terminale. La médecine biologique n’a plus d’espoir à lui offrir. « Elle me dit j’ai besoin de te parler. Elle pleure. Elle m’explique ce que les médecins disent. Elle précise qu’ils , sont bien conscients qu’elle ne peut pas trouver de traitement », commence-t-il à narrer.
Le jeune trouve du réconfort pour apaiser sa mère. « Tu as plus besoin de force morale que d’être atteinte par un éventuel diagnostic de fin de vie. Je suis sûr d’une chose, Dieu n’a pas dit son dernier mot. Et toi, tu fais partie des personnes pleines de foi. Donc, il n’y a pas de raison aujourd’hui que tu doutes. Considère qu’il a dit, parce qu’il doit le dire par rapport à sa profession médicale. Mais sache que Dieu n’a pas dit son dernier mot », poursuit-il.
Puis, avec son frère, il décide de mettre fin aux soins hospitaliers pour ramener leur mère à la maison. Ce phénomène, souvent perçu comme un simple abandon de soins ou une « sortie contre avis médical », s’inscrit en réalité dans une dynamique plus complexe au Bénin et au Togo.
Une thèse pour comprendre les choix
En 2021, le sociologue et anthropologue, de la santé Komi Mena Agbodjavou décide de questionner les choix des patients diabétiques et cancéreux qui optent pour le désistement thérapeutique. Au-delà d’une recherche, c’était aussi pour celui qui accompagna en 2018 son père, atteint à la fois de diabète et d’un cancer du poumon à un stade avancé, une expérience ultime et intime. Six mois d’incertitude, de soins, de silences et d’adieux. Ce vécu devient la matrice de son projet de recherche, mais aussi de sa posture de chercheur.
Pendant plusieurs années, il s’est entretenu avec plus de 161 patients, leurs proches, de soignants et de tradipraticiens. C’est plus d’un an d’immersion participative dans chaque contexte. C’est-à-dire 5 au 6 mois à l’Unité de Soins Palliatifs (USP) du Centre National Hospitalier Universitaire Hubert Koutoukou Maga (CNHU-HKM) à Cotonou, puis 6 mois à l’Organisation Jeunesse pour le Développement Communautaire (Orjedec), une ONG spécialisée dans l’accompagnement à domicile des patients en fin de vie au Togo.
Plus de 700 heures d’entretiens pour comprendre ce qui pousse des malades à renoncer aux traitements, parfois à quelques semaines de la mort. Dans les deux pays, le désistement est important : près de 73 % des patients en soins palliatifs y mettent fin avant terme. Pourquoi ? La réponse est plurielle.
L’annonce du diagnostic, d’abord, constitue un choc. Mal faite, brutale, elle peut provoquer un effondrement. « L’annonce est un moment de bascule. Elle doit être un processus d’accompagnement, pas une sentence », explique le chercheur.
Mais le désistement est surtout une décision contrainte, prise au croisement de la pauvreté, de la culture et de la foi. Sans assurance maladie, la prise en charge palliative ruine les familles. Au Bénin, 8 patients sur 10 qui ont abandonné les soins évoquent des difficultés financières. Au Togo, la majorité des familles interrogées décrivent l’épuisement économique généré par la durée des traitements. « Mon fils aîné a vendu sa moto, puis nos économies ont fondu », confie un patient de 59 ans. « Je vois l’angoisse dans les yeux de mes proches à chaque ordonnance », témoigne l’un d’eux.
Pour une approche holistique des soins palliatifs
Contrairement aux idées reçues, arrêter les soins ne signifie pas renoncer à toute forme de traitement. C’est souvent un transfert vers la médecine traditionnelle. Dans les deux pays, la maladie est encore largement perçue comme une épreuve spirituelle ou le résultat d’un envoûtement. Selon l’étude, 60 % des patients, 46,7 % des familles et les tradipraticiens partagent cette vision.
Ainsi, plus de 92 % des patients togolais rencontrés se tournent vers ce que l’on appelle localement la « médecine égyptienne », à base de plantes et de rituels. Au Bénin, 95 % des patients l’adoptent, souvent en parallèle d’un séjour à l’hôpital. En secret, plus de 64 % consomment des décoctions traditionnelles pendant leur hospitalisation.
Face à cette réalité, Komi Mena Agbodjavou plaide pour une approche holistique et culturalisée des soins palliatifs. Il appelle à reconnaître les savoirs traditionnels, à former les soignants à une communication plus humaine, à intégrer les familles dans les décisions, à étendre l’assurance maladie et à créer des fonds d’urgence pour les plus pauvres. « Il ne s’agit pas de remplacer la médecine moderne, mais de reconnaître les ressources spirituelles et sociales mobilisées dans la fin de vie », résume-t-il.
Directeur de la thèse, Pr Adolphe Kpatchavi salue un travail utile « pour la recherche sociologique et anthropologique, mais aussi pour la pratique médicale ». « Ce travail interroge la confrontation entre la pratique biomédicale et la culture locale. Les sociétés sont pourvoyeuses de ressources culturelles pour affronter la maladie, même celles jugées incurables », a-t-il expliqué. Redonner sens à la fin de vie, dans le respect des croyances et des moyens de chacun. Un combat de santé publique, mais aussi un choix de civilisation.