Cité de Salvador de Bahia, Fazenda de Don Pedro da Benevolencia.
Le Maître des lieux venait de recevoir une nouvelle » livraison » de l’autre côté de l’Atlantique, gens fiers et remplis de dignité.
À leur arrivée, Don Pedro leur avait accordé une trêve, afin que chacun s’imprègne, et de sa tâche, et du rituel des lieux.
Ce soir, c’est la fin de la trêve.
Miguel, le bras droit du maître, » capitão do mato » dans l’âme, le fusil d’un côté du ceinturon et la chicotte de l’autre, veillait à ce qu’il n’y ait aucune fausse note dans le rituel d’accueil des nouveaux arrivants, depuis le bol de haricots noirs garnis d’ abats de porc et accompagnés de « farofa », jusqu’aux rudiments de portugais indispensables pour recevoir la parole de Dieu.
Aujourd’hui, c’est la fin de la période d’apprentissage. Miguel convoqua tout son monde, hommes, femmes, et enfants, les fit asseoir dans la grande cour de la fazenda pour recevoir les paroles de bienvenue du Maître des lieux.
Don Pedro apparut à l’heure dite, dans sa tenue d’apparat de Colonel des lieux, chose importante car en ces temps-là, l’ habit faisait encore le moine et désignait le pouvoir.
Le Maître s’avança, toisa du regard les nouveaux arrivants tous assis à même le sol, et délivra ses premières paroles.
– Ici commence votre nouvelle vie. Il ne tient qu’à vous qu’elle soit heureuse. Quant à la Fazenda da Benevolencia, elle exige le respect de trois règles.
Premièrement, vous ne parlerez plus qu’une seule langue : le portugais.
Deuxièmement, vous ne pratiquerez plus qu’une seule religion : la religion catholique.
Troisièmement, j’exige de vous voir tous à l’église, tous les dimanches, de dix heures à midi.
Le silence règna ; les visages s’inclinèrent vers le sol, prenant le ciel à témoin. Un doigt se leva, indécis, semblant chercher ses premiers mots de portugais.
– Maître, pourrons-nous cependant parler nos langues dans nos cases ?
Le Maître, un instant décontenancé, ouvrit les bras dans un geste de bénévolence :
– Autorisation accordée à deux conditions : que cela ne sorte pas de vos cases, et seulement à la nuit tombée !
Les têtes se redressèrent.
Un deuxième doigt se leva.
– Maître, parmi vos divinités…
– Nos saints, corrigea le Maître…
– Pardon, parmi vos saints, il y en a un que vous appelez Jésus !
– En effet, c’est le fils de Dieu !
– Eh bien Maître, sachez que Jésus, votre fils de Dieu, possède la même grandeur d’âme et le même sens de l’amour du prochain qu’Oxalá, notre plus grande divinité. Nous autorisez-vous à faire de Jésus, notre Oxalá !
La pensée du Maître vacilla un instant, mais l’idée que l’âme de Jésus puisse pénétrer le cœur de mécréants l’emporta :
– Va pour Oxalá mais à une condition : soyez tous à l’église tous les dimanches de dix heures à midi.
Satisfait de lui-même, il allait mettre fin à la séance lorsqu’une femme se leva, sans doigt levé ni autorisation, les cheveux crépus, le regard perçant, le port altier, tel qui a la mémoire vivante de la source :
– Monsieur ! J’ai été éblouie par une divinité de votre catéchisme. Vous l’appelez, je crois, Sainte Barbe. Elle ressemble trait pour trait à Yansan, l’Orisha qui gouverne mon âme et me procure la paix.
Cette fois-ci le Maître ne se perdit pas en circonvolution : une divinité qui procure la paix ne peut être que la bienvenue dans la Fazenda de Benevolencia!
Son autorisation fut d’un hochement de tête appuyé, assorti de :
– Soyez à l’église tous les dimanches, avec la paix du Seigneur !
Les nouveaux arrivants se levèrent d’un bond, les yeux brillant de la joie du renouveau : loin de tout et en dépit de tout, le vaudou, leur source de vie, venait de renaître ! Ils le baptisèrent d’un nom nouveau : Candomblé !
Tout est dit…ou presque !
Le métissage est le plus bel horizon de l’ Humanité.
( in » Impromptus » – Roger Sidokpohou – Cotonou 2025 )