Je soupçonne la méfiance de s’être infiltrée dans nos murs le jour où, dans un village, toute une famille a disparu ; dans un autre, le chef de famille et ses épouses ; dans un autre encore, les fils de famille en âge de travailler au champ.
Tous disparus, une nuit, jamais réapparus, raflés, raptés, vers des horizons perdus, sans aucun espoir de retour, sans rituel de sépulture, ni ongles ni cheveux pour faire le deuil.
De ces temps-là, de ces jours-là, notre horizon s’est obscurci du voile de la méfiance réciproque, de la haine de l’autre, miroir déformant de la haine de soi, haine insidieuse, dérangeante, incongrue, et qui, comme toute incongruité, sera rapidement refoulée au fond des abimes, là où le futile et le dérisoire savent s’entendre comme larrons en foire pour clouer le bec à la vérité.
On croirait tout cela disparu, juste l’histoire d’un temps révolu, réduit à sa juste place, celle de l’éphémère.
C’est oublier que la vérité est têtue. Lorsqu’on lui ferme la porte au nez, elle se refugie dans l’inconscient et, tel le phénix, creuse son nid pour renaître à nouveau et irriguer la mémoire collective, lentement, progressivement, irréstiblement, de case en case, de maison en maison, de quartier en quartier, d’un marché l’autre, pour nous rappeler le serment d’antan, fils de la peur, ferment de la méfiance :
» l’Ennemi, c’est le voisin ! « .
Seulement voilà !
De voisin en voisin, c’est tout
l’édifice de notre vouloir-vivre ensemble qui a fini par être gangrèné par la méfiance réciproque, la peur de l’autre, faisant ainsi de chacun de nous, le héros de soi, prompt à dire » je « , mais incapable de balbutier le » Nous » pour de vrai…par peur du faux !
La faute de l’autre ? Pas toujours ! L’autre a accompli sa sale besogne naguère, sur le dos de nos faiblesses collectives, et continuerait à le faire aujourd’hui, si d’aventure, des convoitises individuelles lui en offraient l’opportunité.
Mais le dernier mot nous appartient encore. Il est hors du champ du miroir déculpabilisant de la faute de l’autre, ce placebo qui permet de renvoyer aux calendes du » on verra ça plus tard « , tout regard lucide sur nous-mêmes : plus tard, c’est maintenant !
En sommes-nous sur le chemin ? Certes !
Mais le chemin du village n’est pas le village, encore moins celui de la parole perdue, celle que les Mânes de nos Ancêtres attendent de nous, au village, pour que leurs yeux soient moins humides, leurs sourcils moins froncés, leurs âmes plus apaisées.
C’est en tout cas la plus belle offrande que nous puissions leur faire, ainsi qu’à nous mêmes, dans le pardon et la réconciliation, pour un vouloir-vivre ensemble rasséréné, délesté du poids de la méfiance réciproque et de la haine de soi.
Difficile ? Qui le nierait !
Mais » le difficile est le chemin » !
Alors au travail, tous ensemble, et que le » Nous » advienne !
( in » Impromptus « – Roger Sidokpohou- Cotonou 2025 )